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Nous avons lancé une enquête #TravailDeBonneFemme, sur les conditions de travail des femmes exploitées, des quartiers populaires et les conséquences sur les vies, leurs corps de femmes. Partager nos vécus, c’est sortir de l’isolement, pour résister ensemble.

Dans ce cadre, nous réalisons une série d'interview : La Parole aux Invisibles.  Ce sont ces femmes que nous voulons rendre visibles.  Ce sont ces femmes de l'ombre, héroïnes du quotidien, qui sont les piliers de nos boîtes et de nos quartiers. Femmes prolétaires, femmes des quartiers populaires, elles résistent et nous font part de leurs récits.

#TravailDeBonneFemme. La parole aux Invisibles, Interview 2 : Gigi, chaînes, café et lutte des classes.

La parole aux Invisibles : Interview #2.

Gigi évoque la pénibilité du travail à la chaîne et la pénibilité de vie d'une femme ouvrière.

 

Ghislaine Tormos, « Gigi » est une militante importante de PSA Aulnay, usine où elle a travaillé pendant 11 ans. L’usine a fermé en 2013, au terme de 4 mois de grève. Maintenant, à 57 ans, elle travaille à PSA Poissy et est syndiquée à la CGT.

 

Début 2014, Gigi publiait un livre, « Le salaire de la vie », où elle raconte la lutte des PSA et son quotidien de femme dans une usine automobile. Nous l’avons accueillie lors d’un débat « Ouvrières en lutte » le 6 mai 2014 et depuis, les liens entre Gigi et Femmes en lutte 93 restent forts.

 

Sa détermination et ses analyses d’ouvrière et de femme, vivant à Bezons dans une ville populaire, sont précieuses. Elle décrit la pénibilité du travail ouvrier qui détruit les corps et l’esprit. Face à la dictature patronale frontale, elle résiste et crée des espaces de solidarités jusque sur la chaîne. Ses analyses nous rappellent qu’être ouvrière, ce n’est pas être ouvrier au féminin. 

Tu te dis faut que me barre, faut que m'en aille, c'est pas ma vie, je ne suis pas faite pour ça. Je n’ai pas la culture de l'entreprise, je l'ai dis à ma responsable de groupe : c'est pas une vocation, je suis là pour nourrir ma famille.

Partie 1 – Conditions de Travail

Quand je te dis travail, tu penses à quoi directement ?

Goulag, Pénibilité, Manque de vie

Je travaille une semaine 35h et une semaine 42h avec le samedi matin. Mais on est à a la merci de la direction et des besoins de la boîte. Des fois, on a des demie-heures obligatoires, ils peuvent aussi nous imposer des overtimes, et prendre 10 mins sur ta pause. Tu ne le sais jamais en avance, t'es à leur merci.

On taffe 2 ou 3 samedis par mois, On donne 35h de travail pas payé par mois au patron qui vont dans un compteur, donc le dernier samedi est payé 25% de ton salaire. C’était soit disant pour sauver l'entreprise ! Bénéfices en 2018 : 3 milliards, 40% d'augmentations ! Tout ça sur notre dos.


Selon toi, quels sont les obstacles pour trouver du travail ? 

Etre une femme, ça dépends de ton âge, ton physique ; les enfants sont aussi des obstacles et le temps que tu as passé à les élever te pénalise pour trouver un travail. Comme tu dois élever tes enfants, tu acceptes leurs conditions et ils en profitent.

 

Quand je te dis conditions de travail, à quoi tu penses en premier ? 

Saleté, pénibilité, horaires, hygiène de vie, temps

 

Hygiène de vie, tu peux développer ?

On mange mal, on dort mal. Je me lève à 3h45, je commence à 5h20. J'ai deux fois 20 mins de pause jusque 13h, une à 8h et une autre à 11h. Quand tu rentres chez toi, il est 14h, donc je mange vite fait, je suis chaos et je m'allonge. Et le soir, tu ne peux pas regarder un film car tu dois dormir tôt. Film ou reportage : tu regardes à moitié. Tu n'arrives pas à lire, tu as dû mal à te concentrer. 
Le soir, je commence à 12h50 jusque 20h35 (avec 2 fois 20 mins de pause).

Peu importe que tu sois le matin ou pas, ça te bouffe la journée. Tu as le temps de rien faire. Le samedi matin, c'est la même. Tu ne vois pas tes gosses, tu n'as pas le temps de faire tes démarches, tu n'as pas de loisirs car tu es fracassée. Les seuls qui ont des loisirs, ce sont les chefs. Ils ont fait une association sportive, avec un grand gymnase dans l'usine : seuls les chefs y vont. Ils ont les mêmes horaires que nous, mais eux, leur travail n'est pas pénible et ils ont en plus de meilleurs salaires.

 

Tu as aussi dit Temps et saleté ?

Le pire, c'est mettre ton réveil à 20h pour 3h45, t'as les boules. Le matin, tu es seule au monde, tu connais que les éboueurs et la France qui se lève tôt. On n’a le temps de rien faire, on va à l'essentiel. Pas de cinéma, pas de loisirs, faut prévoir tout à l'avance en fonction de ton temps de travail. C'est pire à Poissy, y a un stress énorme, tu vas taffer avec du stress. Personne n'est content d'être là, c'est la prison, tu viens à reculons. C'est sale, on est mal habillé avec des vêtements troués, les locaux sont pourris. T'as froid car il n’y a pas  de chauffage.

 

Tu parles aussi de pénibilité ?

Oui. J’ai tout : port de charges lourdes, travail à la chaîne, gestes répétitifs, bruits, bouchons obligatoires, vibrations, chocs, bruits, saleté permanente … Il fait 2 degré dans les chiottes, imaginez quand tu vas changer ta serviette hygiénique.

Ce n’est pas le poste qui est adapté à l'ouvrier, c'est l'ouvrier qui s'adapte à la machine. Donc ça t'attaque le dos, les mains etc... Les ergothérapeutes sont payés par la boîte. Ils et elles ne connaissent pas le travail, la souffrance que le travail engendre physiquement. C'est latent, car ça va mettre des années à te bousiller. Quand tu es jeune tu y vas à fond et 5 ou 6 ans après, c'est les mains qui sont mortes, les épaules.

 

As-tu développé des maux/douleurs et ou maladies physiques liées au travail ? 

Oui. J'ai eu des opérations du canal carpien, doigts à Ressau (tendons des doigts), ma main droite n'a pas plus de force. J'ai aussi des troubles du sommeil. On a le sommeil léger, ça détruit car tu dors peu. J'ai un tassement de vertèbres dans le coup, reins/lombaire à force d'être debout et de piétiner. Les varices etc ... Tu ramènes la nervosité à la maison, tu as la haine, tu râles. Mon fils me dit de me calmer, mais fait bien évacuer tout ça ...


Ça atteint ton moral alors ?
Tu te dis faut que me barre, faut que m'en aille, c'est pas ma vie, je ne suis pas faite pour ça. Je n’ai pas la culture de l'entreprise, je l'ai dit à ma responsable de groupe : c'est pas une vocation, je suis là pour nourrir ma famille. Psychologiquement, tu te dis que tu perds ton temps et tu perds ta vie, c'est du temps gâché. Tu n'es plus structurée, tu n'éprouves plus de plaisir. Tu as la fatigue, qui est là en permanence. La veille, je peux prévoir une sortie, mais le lendemain, tu es trop fatiguée et tu annules ou tu te forces Si on ne se force pas, on va juste : taffer, manger, dormir.

Je lis mais de moins en moins, je sens que je ne récupère plus avec l'âge aussi et les années de pénibilité. 1 semaine sur 2 tu taffes 6 jours 7. T'es une méduse le dimanche, tu t'étales, tu as le temps de rien. Tu as une journée pour gérer ce que tu as à faire, gérer les courses, le ménage. Même niveau amoureux : t'as pas le temps soit de chercher soit de juste être en couple. Ça te pourrit la vie. On est toujours sous tension. Tu dois être disciplinée, comme au boulot pour gérer ta vie sinon tu te fais déborder.

T'es comme une locomotive, tu dois mettre le charbon en permanence. Tu ne peux pas te lâcher. Je n'ai jamais eu une vie de loisirs : je suis passée de veuve, les enfants, l'usine, les parents, le gars débile, les parents malades, l'usine. Même des vacances, je ne sais pas les organiser : je sais partir une journée mais pas pendant 15 jours.

Partie 2 - Pénibilité du travail,

pénibilité d’une vie de femme ouvrière

 

A Femmes en lutte 93, on dit qu'être ouvrière, n'est pas être ouvrier au féminin, ça te dit quoi ?

La double peine quand t'es une femme, c'est autour de la gestion des enfants et de tes parents, les maladies, la famille. J'ai dû gérer les maladies de mes parents. Pendant un an, les deux étaient gravement malades en même temps, avec le travail. T'es pénalisée car je m'arrêtais souvent, tu vides les jours de tes vacances, t'as plus rien. Et tes primes sont pénalisées avec les jours d'absence. Plus la fatigue, la charge mentale. Ce fut une période noire, je n'avais aucun temps. Tu es coincées dans un tunnel, tu n'en vois pas le bout. Financièrement, c'est raide, tu ne peux pas lâcher tes parents, et tu dois tout payer. Toujours à découvert, encore et encore. J'ai en plus engraissé les banques.

Du coup, il est impossible de s'occuper de toi, tu te sacrifies, tu ne vas plus chez le coiffeur, tu t'épiles plus, tu galères pour te laver, t'es dans l'épuisement total physique et moral. En plus de l'angoisse de voir ta maman malade, et ton père qui a Alzheimer, donc c'est un stress permanent. La nuit, tu ressasses. Au travail, tu n'es pas tranquille, tu pars en catastrophe pour gérer les crises. Et le lendemain, ton chef te dis "je fais comment ?" Ben on me retire mon salaire. Même pour les enfants malades, tu n'as droit qu'à un jour , ta femme est morte tu as 3 jours... C'est dingue cette société, c'est inhumain.


Tu fais un lien clair entre pénibilité de la vie et pénibilité du travail ?

La pénibilité du travail a un impact énorme dans la vie privée : fatigue, envie que tu peux pas mettre en exécution, parce que tu n'as pas de sous, tu perds aussi de l'argent en luttant avec les grèves, les retraits de salaires suite aux sanctions. Ça devient crevant de rencontrer des gens, t'as envie d'être dans ta bulle et de plus rien entendre. Je prends plus le temps de dessiner, lire ou alors mon attention dure 15 mins. Ça atteint l'intellectuel et mon imaginaire... Je ne rêve plus d'ailleurs, je ne m'en souviens pas.

Avec la gestion des enfants, et des parents malades, tu as toujours cette exigence de discipline. T'es comme une locomotive, tu dois mettre le charbon en permanence. Tu ne peux pas te lâcher. Je n'ai jamais eu une vie de loisirs : je suis passée de veuve, les enfants, l'usine, les parents, le gars débile, les parents malades, l'usine, Même des vacances, je ne sais pas les organiser : je sais partir une journée mais pas pendant 15 jours. Même la retraite ; qu'est ce que je vais faire, car on a tellement été des machines, qu' on ne sait pas quoi faire de nous mêmes ?

C'est la sanction permanente, de la répression, il te casse. Ils attendent de la discipline. A Poissy, on ne va pas lancer les employés du mois, mais les sanctionnés du mois. 

Partie 3 : Rapport aux chefs et aux collègues

 

Tu décris une ambiance répressive à PSA Poissy ? 

Mon usine, c'est un état dans l'état, ils ont leurs propres règles, ils sont protégés.

Ce qui me fatigue, c'est le côté fataliste des collègues. "C'est comme ça, ce n’est pas autrement", "on ne peut rien y faire". Tu as beau leur dire on est 2400 ouvriers, on est le pouvoir. La prime des gilets jaunes, on va l'avoir : 600 euros Mais c'est parce que des gens se sont bougés. Et bien, même ça, il n'y a pas de reconnaissance. J'ai quelques collègues qui ont fait les ronds-points, mais ils se cachent car ils ont eu peur des chefs. Il y a beaucoup de concurrence, d'individualisme. Ils ont peur des chefs et de la répression.
C'est la pression permanente et il joue sur la perte de l'emploi, les licenciements déguisés, pour faire peur aux collègues et les faire taire. Tous les moyens sont bons pour nous virer, virer les collègues en situation de handicap, de longue maladie, cassés par le travail. C'est la non reconnaissance de nos corps cassés. On est des pions.
Un collègue est rentré dans l'entreprise avec la polio, il y a 27 ans, ils se sont aperçus que c'était un poids morts, il a eu d'autres soucis de santé. Sa punition, c'est de lui trouver un poste où il doit monter les escaliers, alors qu'il ne peut pas faire 3 pas sans respirer. A la moindre petite erreur, il a été licencié pour faute. Il choquait tout le monde, tellement il était cassé. On a débrayé quand même, et deux gars qui ont débrayé ont eu des sanctions.
C'est la sanction permanente, de la répression, il te casse. Ils attendent de la discipline. Nous on ne va pas lancer les employés du mois, mais les sanctionnés du mois. 

Ils sont en mode répression à ton travail ?

Oui, c'est extrême. On te mets des journées de mises à pieds, on te contrôle. J'en suis à 4 journées de mise à pieds, 4 avertissements pour soit disant des abandons de postes montés de toutes pièces, pour insubordination. La sécurité au travail devient un moyen de répression sur les syndiqués. Un collègue a eu 5 jours de mises à pieds pour des lunettes de protection, 3 jours pour des bouchons. Ils te pistent sans arrêt pour tout : abandon de poste, pause trop longues ...

C'est la lutte permanente pour tout : pour avoir des chaussures de sécurité, des vêtements de travail pas troués... C'est toujours la tension permanente et le rapport de force. 
Ils pistent tous les lieux de sociabilité, de rencontres, par exemple on ne peut plus fêter les anniversaires, les naissances, maintenant obligé c'est sur le temps de pause. 
Pendant les pauses, tu dois faire un choix entre pisser ou fumer ou aller voir tes collègues. Entre les deux pauses, tu as 2 mins pour pisser, t'es pistée. Même pour le café, c'est la lutte des classes.

 

Tu peux développer ?

Nous en bout de ligne, on a du café en poudre dégueu et dans les bureaux, ils ont du bon vrai café. Une collègue a demandé lors d'une réunion "pourquoi on a pas du bon café ? Un responsable nous as répondu que " le temps d'écoulement du café soluble coule beaucoup plus vite que le vrai café en grain". Donc le temps c'est l' argent, c'est vrai quand on est ouvrier, il calcule même le temps d'écoulement du café !

Les femmes devraient être le mieux payer. On est d'utilité publique, on fait les tafs que les gens ne veulent pas faire, notamment les bonhommes. Qui s'occupent des vieux, des malades, des enfants, les boulots dégradants, mal payés?

Partie 4 : « Ce qui me fait tenir, c’est la rage ».

 

Comment tu résistes ?
Je suis syndiquée à la CGT depuis la grève. J'ai du caractère et je relativise. Et je parle fort. Je dis tout haut ce que les autres pensent tout bas. Ça dérange les chefs mais ça plaît aux collègues.
Je suis déléguée du personnel, j'ai un mandat suppléante, j'ai 5 heures par mois pour sortir quand y a un conflit, un entretien, accompagner les collègues.

 

Même pour le café, c'est la lutte des classes ? Tu as mis un place un Goulag Café, c'est quoi ?

Quand je suis arrivée sur la ligne, c'était vide, il n’y avait rien pour s'asseoir, boire le café, c'était mort, le chef parlait mal. Avec un collègue de la maintenance, j'ai installé une armoire avec une machine à café, on m'a laissé faire. J'ai vu un gros panneau en bois au dessus pas beau, j'ai dessiné pour passer le temps et j'ai marqué Goulag. J'ai crée le Café Goulag, café ouvert 7j/7, 24h/24h et c'est devenu le rdv de plusieurs ateliers " on va chez Gigi, au café Goulag". Je ramenais à manger, j'ai créé un espace de sociabilité. J'ai montré au gars qu'on pouvait le faire. Qu'on pouvait tenir tête à la hiérarchie. Je mettais des autocollants, des tracts, des articles du code du travail. Je jouais au jeu du chat et de la souris, les chefs arrachaient, recollaient.... L'armoire a un code et j'ai donné le code à tout le monde et ça fait chier les chefs car ils ne peuvent pas m'attaquer et dire que je joue que pour ma gueule. Ça a détendu le travail et le chef a perdu en crédibilité, en plus c'est une femme qui lui tenait tête. Ça a montré qu'on pouvait résister, créer du lien, du collectif. C'est une institution maintenant et même certains chefs viennent ...

Ce qui me fait tenir c'est la rage. Des fois je mets de la distance, car j'étais en colère en permanence. Il faut remettre de la vie, du collectif, de la solidarité et de la résistance là où ils mettent de l’individualisme, la mort à travailler !

Pour finir, si je dis Travail De Bonne Femme, ça te fait penser à :

Travail de chien. Les femmes devraient être le mieux payer. On est d'utilité publique, on fait les tafs que les gens ne veulent pas faire, notamment les bonhommes. Qui s'occupent des vieux, des malades, des enfants, les boulots dégradants, mal payés? En usine, elles sont quelques-unes en agent de maîtrise sinon t'es à la chaîne, le ménage est sous-traité. C'est que des boulots dégradants, on ne va pas regarder ton intellect. Ils savent que si les femmes acceptent ces boulots-là, c'est qu'on doit nourrir notre famille, survivre.

Ce qui me fait tenir c'est la rage. Des fois je mets de la distance, car j'étais en colère en permanence. Il fallait que je me repose. Je chante, je fais la guignole, je crie quand ils m'énervent. De 5h20 à 7h, c'est mort, trop calme, donc je hurle pour mettre de la vie. Il faut remettre de la vie, du collectif de la solidarité et de la résistance là où ils mettent de l’individualisme, la mort à travailler !

#TravailDeBonneFemme. La parole aux Invisibles, Interview 2 : Gigi, chaînes, café et lutte des classes.
Tag(s) : #Lutte des femmes - lutte de classes
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