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Lettre à ma petite soeur : survivre aux violences intrafamiliales.

Coronavirus, Crise sanitaire, répression : 

APPEL AUX TEMOIGNAGES DES

FEMMES DES QUARTIERS POPULAIRES !

Nous invitons les femmes à nous raconter leur quotidien, au travail et/ou confiné.es.

 

Nous publions la lettre d' Houria, une femme franco-marocaine. Elle est enseignante à St Denis. Elle partage avec nous un texte poignant sur les violences intrafamiliales, l’alcoolisme de son père et les conséquences pour sa famille, pour elle en tant qu’enfant.

Elle raconte l’état d’hypervigilance et d’angoisse, de peur qui envahit la maison. L’impact sur les corps et les esprits de sa mère et de toute sa fratrie.

Dans le contexte du confinement, les violences des hommes au sein du foyer explosent, les femmes et les enfants sont en premières lignes de ce fléau. Son texte rappelle que sur les violences domestiques, il faut aller au-delà des chiffres et entendre la réalité de ce quotidien, qui ressemble à des tortures et à une guerre.

Pour bien comprendre tout cela, nous conseillons en plus de lire les textes de Muriel Salmona, de l’association « mémoire traumatique et victimologie ».

On évoque vite fait dans les médias l'augmentation des violences conjugales et des violences intrafamiliales. On en parle en chiffres comme si c'était une donnée abstraite. Alors je me suis réveillée en pensant à celles qui sont enfermées avec leur bourreau. Cela paraît simple comme situation à décrire et à comprendre, mais le réel est tellement plus complexe que cette combinaison de mots que nous appelons phrase.

Cela fait un mois que nous sommes confinés. Je ne sais pas pourquoi, depuis deux jours je pense à mon enfance et à l’enfer que cela aurait été de vivre le confinement dans ce contexte. Alors là je pense à la petite sœur ou à la sœur qui vit où subit cette situation. Au début de la crise j’avais lu un article qui disait que la situation favoriserait le retour des traumas, nous y voilà. J'écris pour ne pas le garder, pour l'évacuer et peut-être le partager. On évoque vite fait dans les médias l'augmentation des violences conjugales et des violences intrafamiliales. On en parle en chiffres comme si c'était une donnée abstraite. Alors je me suis réveillée en pensant à celles qui sont enfermées avec leur bourreau. Cela paraît simple comme situation à décrire et à comprendre, mais le réel est tellement plus complexe que cette combinaison de mots que nous appelons phrase.

Cela n'empêche… Cela n'empêche pas d'essayer d'approcher au plus près de la complexité de cette réalité.

J’ai déjà décrit dans d'autres textes des événements traumatiques mais c'est beaucoup plus difficile de rendre compte du trauma quotidien, permanent, qui ne se raconte pas puisqu'il ne fait pas événement, il est là tous les jours dans l'inquiétude et la tension qui ne vous lâchent pas. Il ne s'agit pas d'une peur fantasmée d'enfant, des actes, des signes, des mots vous rappellent sans cesse que vous avez raison d'être inquiète, de ne pas être tranquille.

On se souvient rarement de ce qui a déclenché un accès de violence, ou comment précisément la scène s'est passée, c'est ce qui rend difficilement palpable pour les autres la réalité vécue, puisqu’on a du mal à la décrire. Moi, il m'aura fallu des années de thérapie pour réussir à reconstruire quelques souvenirs. En revanche ce qui reste présent en mémoire, ce sont les cris, les pleurs, les sanglots et ce sentiment d'inquiétude permanent. Ce qui explique probablement ma quête actuelle, de calme, de silence de quiétude au détriment d'autres choses.

Je pense à la petite fille qui voudrait seulement trouver un peu de quiétude, libérer son esprit, pour pouvoir lire et s'abimer dans l'histoire de quelqu'un d’autre. Je pense à toi qui cherche une bulle de silence pour respirer, reprendre ton souffle et pouvoir espérer pendant quelques instants que cela va enfin s'arrêter. Très tôt tu te dis que tu partiras dès que tu pourras mais pour l'instant ce possible paraît bien abstrait.

C'est le silence qui s'abat quand il rentre et le repli de chacun sur soi pour éviter d'être l'élément déclencheur de sa colère. C'est ta mère qui finit par retourner contre toi, la violence qu'elle subit la colère, la peur qu'elle retient contre lui et qu'elle peut lâcher contre toi. Ce sont les coups qui pleuvent sans que tu n'aies jamais compris ni pourquoi ni comment ils allaient tomber.

Parfois la violence c’est de savoir qu’il y a une arme à la maison. Vous ne vous souvenez pas très bien depuis quand, ni pourquoi elle est là mais vous savez qu’elle est là.  Elle est basiquement enroulée dans un vieux chiffon ménagé au-dessus de l'armoire de la chambre. Alors en vous, il y a toujours cette idée qu'un jour elle va servir, vous n'en n’êtes pas toujours consciente, mais l'inquiétude est là, elle est toujours là. Cette inquiétude protéiforme, ne vous quitte pas, parfois elle est masquée mais elle est là. La présence de l'arme en est une cause, mais une parmi d'autres. La violence, c’est ton père qui poignarde ta mère dans un simple accès de colère et sans être inquiété.

La violence, c'est l'humiliation qu'il te fait subir ou qu'il fait subir à ta mère en corrigeant, en te prenant de haut et en te traitant comme de la merde alors que tu n'éprouves que mépris pour lui. C'est aussi quand il se moque du français de ta mère alors qu’elle se débrouille très bien pour quelqu’un qui n’est jamais allée à l’école et qu’elle l’a appris sur le tas.

Les violences conjugales intrafamiliale, c'est une gamelle envoyée sur la gueule de ta mère parce que le plat est trop salé, c'est un téléphone fracassé parce qu'il a trop sonné et qui rend honteuse ta mère de retourner à France Télécom pour en demander un nouveau pour une énième fois. C'est le silence qui s'abat quand il rentre et le repli de chacun sur soi pour éviter d'être l'élément déclencheur de sa colère. C'est ta mère qui finit par retourner contre toi, la violence qu'elle subit la colère, la peur qu'elle retient contre lui et qu'elle peut lâcher contre toi. Ce sont les coups qui pleuvent sans que tu n'aies jamais compris ni pourquoi ni comment ils allaient tomber. Parce qu’enfant, tu crois qu'il y a une raison à cette violence, quelquefois même tu te dis que c'est toi qui la déclenche et qu'en étant dans le contrôle tu vas pouvoir la maîtriser. Alors tu te contiens de tout et tu finis par te transformer en cocotte-minute, cette bombe à retardement finira par imploser en toi et ton corps en paiera le prix. Si je pouvais, je te dirais qu'il ne sert à rien de se contenir, laisse exploser ta colère et ta peur car tu n'y es pour rien, la violence est là quels que soient ton silence ou ton inertie.

La violence, c’est de savoir que ton père est au bar comme très souvent et qu'il va rentrer bourré et cela n'augure rien de bon. Alors tu ne sais plus si ce moment doit durer ou si c'est mieux que ça explose le plus vite possible. Malgré toi tu guettes les bruits de voiture ou de la porte pour savoir quelle va être son humeur. La violence, ce sont les traces que tu vois tous les jours sur les portes des toilettes de la salle de bain d'avoir été défoncée car c'étaient les seules pièces avec un verrou et que c’est là que nous nous réfugions pour échapper aux coups, nous ne faisions que retarder la sentence.

La violence, c’est la culpabilité que tu portes en tant qu'enfant, de voir ta mère se faire tabasser, sans rien pouvoir faire. Si vous avez du mal à imaginer ce que cela peut provoquer, imaginez que vous soyez obligé d'assister à une scène de torture qu’on vous force à regarder, que vous avez beau crier, c'est comme si aucun son ne sortait, que vous vous débattez pour intervenir mais que c'est comme si vous aviez une camisole que l'on nomme sidération, vous avez beau chercher du regard un secours, mais personne n'est là car tout se déroule dans l'intimité du foyer familial.

Le foyer qui aurait dû être le refuge, le lieu où tu te sens en sécurité, où tes parents prennent soin de toi, est ton enfer, où tu te sens toujours en danger ou ta mère en danger, où tu dois toujours être sur tes gardes car tu ne sais pas vraiment d'où il peut venir, ni quand ni comment. Alors je pense encore à toi petite sœur condamnée à cause du confinement à être ENFERmée.  

En tant qu'enfant on a déjà tout essayé, le silence, les cris, on a essayé de se boucher les oreilles pour ne plus entendre, on a mis sa tête dans l'oreiller pour ne plus voir, on s'est interposé pour défendre physiquement sa mère, mais rien n'y fait, rien n'arrête la violence. Alors avec le temps, la sidération prend toute la place, notre être est paralysé et on ne sait plus comment être face à cette violence, alors on suspend notre être pendant quelques instants, on cesse d'être conscient de notre impuissance, ce qui n'empêche pas la culpabilité.

La violence c'est aussi la nature des liens qui t’unissent à ta mère et à tes frères et sœur. Cette violence s'est immiscée dans nos liens, nous avons fait front face à lui tel un bloc. Nous avons appris à être ensemble pour survivre, mais nous n'avons pas appris la douceur, la tendresse, les mots qui rassurent. Même en son absence, nous gardons nos armures et nous ne savons pas nous parler autrement qu'en criant ou en étant en colère. Dès que nous sommes ensemble nous reprenons chacun notre place et notre statut dans la famille. Il n'y a que les moments de crise, la maladie, la séparation etc. qui échappent à cette règle, là nous devenons immédiatement solidaires et avec les années nous avons appris à nous dire ou à nous montrer que nous nous aimions.

Le lien avec ta mère est ambigu, tu es témoin de tout ce qu'elle subit, tu prends la place de celle qui veut protéger, et pendant les temps d'accalmie c'est toi qui prends soin d'elle, pour compenser la culpabilité et la honte d'avoir vu et entendu sans pouvoir rien faire. Mais pendant ce temps-là qui a pris soin de toi ? Alors parfois avec l'âge et le temps tu finis par éprouver de la rancune envers cette mère qui n'a pas su te protéger parce qu'elle était elle-même une victime. Tu ne peux t'en empêcher à la fois de vouloir la protéger, de prendre soin d'elle et de lui vous en vouloir de ne pas avoir fait d'autres choix, avec l'illusion peut-être que d'autres choix auraient été possibles. Parfois, inconsciemment elle joue sur cette culpabilité pour que tu ne t'éloignes pas trop d'elle en voulant t’éloigner de lui.

Il y a aussi la violence de la honte, cet homme qui rentre à la vue de tout le monde en titubant, en criant, en insultant, c'est ton père, c'est lui qui t’a engendré, tu portes probablement une part de lui en toi, en tout cas génétiquement une moitié de toi-même. Le foyer qui aurait dû être le refuge, le lieu où tu te sens en sécurité, où tes parents prennent soin de toi, est ton enfer, où tu te sens toujours en danger ou ta mère en danger, où tu dois toujours être sur tes gardes car tu ne sais pas vraiment d'où il peut venir, ni quand ni comment. Alors je pense encore à toi petite sœur condamnée à cause du confinement à être ENFERmée.  

La violence est dans l'endormissement, ce moment où tu devrais être apaisée, mais qui ne vient pas parce qu'il n'est pas encore rentré et que tu appréhendes ce moment. Tu le sais qu'un retour tardif est synonyme d'alcoolisation et que même si tu t'endors, tu seras réveillée par ses paroles hésitantes et chaotiques de mec bourré, qu'il renversera où jettera des objets et que peut-être des coups suivrons et des cris aussi. Alors tu aimerais pouvoir t'endormir mais une fois de plus tu es aux aguets des bruits qui annonceront le retour. Tu en viens à espérer qu'il ne rentre jamais, qu'il a eu un accident de voiture et qu'on vienne nous annoncer au petit matin : c'est fini. Je choque probablement certains d'entre vous, mais ceux qui le vivent ou l'ont vécu savent, eux, les pensées qui peuvent nous traverser dans ces instants. On aimerait juste que ça s'arrête, qu'enfin ça se termine. Et en même temps on ne peut s'empêcher d'éprouver une inquiétude à l'idée que ça arrive vraiment et que nous, son enfant, on a éprouvé cette pensée, apparaissent alors de nouveau, la honte et la culpabilité. Alors petite sœur, coincée avec ton bourreau, sache que tu n'as ni à avoir honte, ni à te sentir coupable, tes pensées, tes actes ne sont que des réponses à des situations de stress intense et un instinct de survie. Je me dis que peut-être si tu savais que d'autres ont eu la même réponse, cela allégerait un peu ta honte et ta culpabilité.

 

J’ai très rapidement pensé à la possibilité d'aller chez mes parents car ma mère est malade mais j'ai évalué l'impact que cela aurait sur ma santé mentale et je l'ai évacué très vite pour une question de survie individuelle.

Il y a quelques temps, une amie m'a expliquée que l'effet sur le psychisme d'un enfant témoin ou victime de violence intrafamiliale était équivalent à un trauma de guerre. Alors oui petite sœur, tu es une guerrière, tu ne l’as pas choisi mais bientôt tu seras une survivante. J'ai écrit ces mots pour que tu saches que je sais, que tous ceux qui l'ont vécu savent, tu n'es pas un chiffre pour nous, il y aura une fin à cela, tu en sortiras, non sans séquelles, mais tu feras ce que tu pourras pour survivre et vivre tout court un jour. En tout cas s'il y a un truc que tu as appris, c'est cela, la survie.

Avec le temps aussi et travaillant dans le système éducatif, je me suis dit, c'est quand même dingue qu'aucun adulte, ou qu’aucune institution ne soit venu mettre le nez dans cet univers clos familial. Aucun adulte pour entendre où recueillir la souffrance, le désarroi. Peut-être que sans un mot, les enseignants percevaient ce qui se passait et que c'est pour cela qu’ils me montraient un intérêt particulier, sans que jamais nous n’évoquions la situation personnelle et familiale. C'est peut-être aussi parce qu'enfant, je me suis tue, je n'ai pas su dire. La violence est telle, qu'on la porte avec soi et qu'elle s'exerce en l'absence de son auteur et qu’on obéit à l'injonction de silence. Peut-être aussi que j'avais besoin de cette bulle où je n'étais qu'une enfant presque comme les autres.

Malgré cette parenthèse du temps scolaire, il y a toujours une partie de toi qui pense à ce qui se passe à la maison, et tu ne peux t’empêcher sur le chemin du retour de penser que l’irréversible est peut-être arrivé. Tu rentres, ils sont encore là tous les deux, ta mère est vivante, te voilà rassurée pour quelques secondes mais l'inquiétude, l'intranquillité de la présence au foyer reprennent toute la place.

Alors oui, je pense à toi petite sœur qui avec le confinement ne peut même pas bénéficier de cette petite bulle. J'espère et je te souhaite d’oser dire pour que quelqu'un prenne enfin soin de l'enfant que tu es. C'est à la petite sœur que je m'adresse, car cette violence m'a bloquée longtemps à cette période de ma vie, j'ai l'âge de m'identifier à la mère mais c’est dans l'enfant témoin et victime que je m'identifie et aussi parce que je n'ai pas d'enfants et que je n'en aurais pas. Comment ne pas faire de lien ?

Alors aujourd'hui je vis seule ce confinement, ce qui le rend difficile, mais je crois que je n'aurais pas supporté de le vivre avec d'autres sans que cela ne me renvoie encore plus fort à cette sensation d'enfermement de l'enfance et ne finisse par me rendre folle. J’ai très rapidement pensé à la possibilité d'aller chez mes parents car ma mère est malade mais j'ai évalué l'impact que cela aurait sur ma santé mentale et je l'ai évacué très vite pour une question de survie individuelle. Cela n'est pas sans un sentiment de culpabilité vis-à-vis de ma mère, mais je peux vivre avec ce sentiment, je l'ai toujours fait. Cette solitude est mon luxe aujourd'hui.

Alors petite sœur, j'ai envie de te dire ce que j'aurais rêvé qu'on me dise, « j'entends ta douleur » et « ça va aller », un jour tu trouveras le repos et tu pourras te construire envers et contre tout. Je te souhaite de le faire sans rester seule, moi c'est la seule voie que j'ai trouvée, mais je sais qu'il en existe d'autres. J'ai aussi envie de faire en sorte que ta parole puisse être accueillie et que tu puisses t'exprimer pour apaiser, évacuer la douleur, comme je l'ai fait aujourd'hui en écrivant mais j’essayerai de faire en sorte que tu attendes moins longtemps que moi.

Lettre à ma petite soeur : survivre aux violences intrafamiliales.
Tag(s) : #Femmes et immigration, #Sexisme et violence, #Témoignages Confinement
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